13…
Une paire de jumelles parcourant l’horizon du Londres nocturne, sans se presser, curieuse, fouinant. Un petit regard ici, un petit regard là, juste pour voir ce qui se passe, s’il n’y a rien d’intéressant, rien d’utile.
Les jumelles se fixent sur l’arrière d’une certaine maison, attirées par un léger mouvement. Une de ces grandes villas de la fin de l’époque victorienne, sans doute aujourd’hui transformée en appartements. Des tas de tuyaux de gouttière en fonte, des poubelles en plastique vert. Mais tout est sombre. Non, on ne voit rien.
Les jumelles continuent à se déplacer quand un autre mouvement à peine perceptible surprend le clair de lune. Les jumelles se règlent de nouveau, s’efforçant de trouver un détail, un contour net, un léger contraste dans l’obscurité. La brume s’est levée maintenant, et la nuit étincelle. Elles s’ajustent un tout petit petit peu.
Voilà. Quelque chose. Seulement cette fois un peu plus haut, peut-être une cinquantaine de centimètres, peut-être un mètre. Les jumelles se règlent : fixes, cherchant le contour, le détail. Là. Les jumelles se règlent encore : elles ont trouvé leur cible, à califourchon entre un appui de fenêtre et un tuyau de gouttière.
C’est une silhouette sombre, plaquée contre le mur, qui regarde en bas, cherchant un nouveau point d’appui pour ses pieds, qui regarde en haut, cherchant une corniche. Les jumelles scrutent intensément.
La silhouette est celle d’un homme grand et mince. Ses vêtements sont ce qu’il faut pour ce qu’il fait, pantalon sombre, chandail sombre, mais ses mouvements sont gauches et saccadés. Nerveux. Intéressant. Les jumelles attendent et considèrent, considèrent et jugent.
L’homme, de toute évidence, est un vulgaire amateur.
Regardez comme il tâtonne. Regardez sa maladresse. Ses pieds glissent sur le tuyau, ses mains n’arrivent pas à la corniche. Il manque tomber. Il attend pour reprendre son souffle. Un moment, il commence à redescendre, mais semble trouver cela encore plus dur que de monter.
Il essaie encore d’attraper la corniche et cette fois-ci il y parvient. Il lance son pied pour mieux s’assurer et manque presque le tuyau. Ça aurait pu être très moche, très moche vraiment.
Mais maintenant, la route est plus facile et sa progression meilleure. Il traverse jusqu’à un autre tuyau, arrive à l’appui d’une fenêtre au troisième étage, flirte un instant avec la mort tout en se hissant péniblement jusque-là et il commet l’erreur cardinale de regarder en bas. Il se balance un instant et se rassied pesamment. Il met la main en visière au-dessus de ses yeux et scrute l’intérieur pour s’assurer que la pièce est dans l’obscurité, puis il entreprend de forcer la fenêtre.
Une des choses qui distinguent l’amateur du professionnel, c’est que c’est justement le moment où l’amateur croit que ça aurait été une bonne idée que d’apporter quelque chose avec quoi forcer la fenêtre. Par chance pour cet amateur, le propriétaire de la maison est un amateur aussi et la fenêtre à guillotine glisse à contrecœur. Non sans soulagement, l’homme se coule à l’intérieur.
Il devrait être enfermé pour se protéger contre lui-même, pensent les jumelles. Une main se tend vers le téléphone. À la fenêtre, un visage regarde dehors et on l’aperçoit un instant dans le clair de lune, puis il recule dans la pièce pour continuer ce qu’il fait.
La main reste à planer quelques instants au-dessus du téléphone, tandis que les jumelles attendent et réfléchissent, réfléchissent et jugent. Au lieu de cela, la main se tend vers un indicateur des rues de Londres.
Il y a une longue pause studieuse, un examen plus attentif encore des jumelles, puis la main revient au téléphone, soulève le combiné et compose un numéro.